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Lettre à Léon, l’Apaiseur*

Le pape Léon XIV étendant les bras vers la foule lors de son apparition après le conclave

Cher Léon, quatorzième du nom,

C’est avec respect, mais aussi avec une parole libre et fraternelle, que je m’adresse à vous. Si je ne suis plus très certain de mon appartenance à l’Église, après des années d’engagement à son service, je me considère toujours disciple de l’Homme de Nazareth et bien enraciné dans ce monde que vous savez, plus que moi, en plein bouleversement. Attentif aux voix qui montent de la rue, des familles, des communautés, des périphéries et de tous ces lieux où la foi côtoie les doutes, les injustices, les rêves et les luttes, je me permets de répéter mon geste de 2013, alors que je m’adressais à votre prédécesseur François dans le même esprit. Cette lettre est un acte de parole, dans l’esprit du concile Vatican II qui affirmait avec audace que « rien de ce qui est humain ne doit manquer de trouver un écho dans le cœur des disciples du Christ »¹.
Ce que vivent les humains d’aujourd’hui — leurs quêtes, leurs amours, leurs colères, leurs souffrances et leurs espoirs — concerne profondément l’Église parce que l’Évangile les concerne.
Je veux donc me situer comme un croyant qui partage votre souci de rendre l’Église plus proche des gens, plus claire dans son témoignage, plus audacieuse dans sa tendresse, plus disposée à se laisser toucher par l’Esprit qui souffle où il veut. Un croyant certes, mais qui ne comprend pas tout, n’est pas d’accord avec tout et qui espère toujours un regard bienveillant sur ce monde qui est le seul que nous connaissons.

Une Église incarnée…

Vos premiers gestes, vos paroles et vos silences ont dit quelque chose de votre intention pastorale : une Église qui écoute, qui prie, qui ne juge pas trop vite. Vous souhaitez reprendre le chemin synodal amorcé par votre prédécesseur, et vous montrer aussi attentif aux pauvres, aux migrants, à la paix. Vos appels à la conversion écologique, à la sobriété, et à la réconciliation entre peuples sont bienvenus². Je me suis longtemps reconnu dans cette Église-là, celle qui ne se replie pas, mais se déploie au cœur de la condition humaine, sans craindre ses fragilités; celle qui peut admettre que la vérité n’est pas statique dans sa formulation ni parfois dans sa compréhension. Comme je l’écrivais déjà au pape François, nous avons à apprendre à discerner les signes du Royaume là où ils émergent³ — y compris là où l’Église s’y attend le moins, car ils sont souvent portés par des groupes qu’elle ne considère pas comme des voix significatives. Vous avez, à plusieurs reprises, rappelé que l’Église, tout en étant spirituelle et transcendante, ne saurait ignorer les souffrances et les injustices de ce monde. Elle ne peut se contenter d’une piété détachée, ignorante des cris des opprimés. Cette idée d’un engagement concret et urgent résonne profondément en moi.

… mais blessée par les blessures du monde

Vous n’avez cessé, depuis votre élection, de dénoncer les logiques meurtrières qui gangrènent notre époque : la guerre comme commerce, incluant les armes, les conflits identitaires ou géopolitiques devenus interminables, l’exploitation des plus vulnérables, en particulier les enfants et les femmes.
De l’Ukraine à Gaza, du Sahel au Cachemire, des camps de migrants en Libye et au Salvador aux refoulements brutaux en Méditerranée ou à la frontière mexicaine, le sang des pauvres crie toujours vers le ciel. Et l’Église, à votre suite, ne peut ni détourner le regard, ni se taire.
Par la dénonciation et la parole publique, nous pouvons presser nos élus à revoir les positions de nos gouvernements, les pousser à adopter des mesures plus fermes pour contraindre les régimes hostiles à choisir la paix et l’apaisement des tensions. Nous partageons cette conviction : l’Église ne peut être complice, même par son silence, des politiques d’exclusion, des camps de réfugiés transformés en zones grises de l’humanité, de l’esclavage moderne qui se dissimule sous des contrats légaux ou des frontières militarisées. Nous ne pouvons pas plus détourner notre regard de ces nouveaux exclus qui se trouvent en itinérance, ici dans nos pays riches où la dépendance aux substances ravage tant de vies. Et pour les Amériques, il y a encore tant à réparer pour retrouver une certaine légitimité dans nos rapports d’égal à égal avec les Premiers Peuples. Vous avez dénoncé les violences, les oublis, les humiliations faites aux pauvres. En cela, je vous rejoins pleinement, car, comme vous, je crois que la dignité humaine n’est pas négociable, et qu’elle doit être défendue non seulement par des paroles fortes, mais aussi par des gestes concrets et prophétiques qui doivent réveiller la conscience des possédants tout autant que des frileux. Vous avez appelé à plusieurs reprises à des solutions politiques qui placent la dignité humaine au centre, à un sursaut de fraternité entre les peuples, à une mémoire qui ne justifie pas la haine mais ouvre à la paix⁸. Sur ce terrain, je me sens en pleine communion avec vous. Nous devons refuser l’indifférence comme règle de gouvernance mondiale. L’Évangile ne supporte pas l’esclavage moderne, les enfants sacrifiés sur les routes de l’exil ou dans les zones de conflits, les peuples traités comme des flux à contrôler. Puissiez-vous mettre votre statut au service de tous ces sans-voix!

Un sujet jamais clos : femmes et hommes ensemble

Vous avez soutenu une plus grande participation des femmes dans les instances ecclésiales, tout en réaffirmant l’impossibilité pour elles d’accéder au sacerdoce. Vous évoquez une ouverture prudente au diaconat féminin⁶. Ces gestes sont à saluer, mais ils laissent encore nombre de baptisées dans un sentiment d’incompréhension face à leur réalité effective d’exclusion. Je fais partie de ceux qui espèrent une Église pleinement cohérente avec son message d’égalité.
Vous l’avez réaffirmé vous-même avec force : le sacerdoce n’est pas une question de pouvoir, mais de service. Et ce service, beaucoup de femmes y consacrent déjà leur vie, dans l’ombre, avec une fécondité spirituelle immense, exerçant déjà un sacerdoce d’une inestimable valeur.
L’égal accès des femmes à des responsabilités au sein de l’Église, leur reconnaissance pleine et entière dans le domaine pastoral et théologique, est un chantier que nous devons poursuivre. Cela ne remet pas en cause la tradition chrétienne, car depuis toujours l’Évangile a été relu en fonction des appels qui se manifestent dans le présent de chaque époque. Sur un grand nombre de points, l’Église a su trancher sur des interprétations qui ont permis de développer la longue tradition doctrinale. Ces appels ne peuvent être ignorés, et doivent être entendus comme de possibles rappels de la part de l’Esprit qui renouvelle sans cesse l’intelligence des Écritures.

Un sujet qui choque : la sexualité et les genres

Vous semblez défendre des positions fermes sur des questions qui touchent la vie quotidienne de millions de personnes : la diversité des genres, les relations homosexuelles, les nouvelles formes familiales. Vous avez repris l’expression d’« idéologie du genre » comme menace pour l’ordre naturel et pour l’éducation des enfants⁴. Vous avez exprimé vos réserves envers les « sympathies médiatiques » pour des formes de vie que l’Église considère comme non conformes à la doctrine⁵.
Or, ces propos me heurtent. Non parce qu’ils seraient rigides en soi, mais parce qu’ils semblent nier la profondeur spirituelle, affective et éthique de tant de vies, de couples, de familles qui cherchent la fidélité et l’amour dans des formes que plusieurs sociétés leur permet désormais.
En tant que croyant, je ressens une fracture entre l’expérience vécue de nombreuses personnes et le discours actuel de l’Église. Ici, en Occident, et particulièrement au Québec, les discours qui jugent et condamnent ne trouvent plus d’écho. Ils blessent davantage qu’ils n’ouvrent de chemins. Face à la diversité des identités humaines et aux avancées médicales et scientifiques qui viennent souvent les éclairer, l’attitude de confrontation semble stérile. Peut-être est-il temps, comme vous nous y invitez dans d’autres domaines, d’apprendre à « écouter avec le cœur », pour accueillir ce que ces parcours disent du mystère même de l’humanité.

Un sujet délicat : le début et la fin de vie

Certes, l’Église a clarifié avec force sa position en faveur d’une défense inconditionnelle de la vie, « depuis sa conception jusqu’à sa fin naturelle », affirmant le caractère sacré et inviolable de toute existence humaine. Cette posture, profondément enracinée dans l’Évangile et dans une vision intégrale de la personne, mérite respect et considération. Mais dans le dialogue avec les sociétés contemporaines, elle soulève des questions concrètes et parfois douloureuses. Je pense, par exemple, à la tension entre cette défense absolue et le droit des femmes à disposer de leur corps, surtout lorsque leur dignité, leur santé ou leur aptitude au bonheur partagé est en jeu. Je pense aussi à ceux et celles qui, arrivés au bout de leurs forces, souhaitent que leur départ soit entouré de paix, de compassion et de respect, sans obstination ni souffrance prolongée. Il ne s’agit pas ici de relativiser la valeur de la vie, mais d’honorer, dans certaines circonstances, la liberté de conscience et le discernement éclairé de personnes confrontées à des réalités extrêmes. L’Église gagnerait, selon moi, à écouter davantage ces voix, non pour changer sans discernement sa doctrine, mais pour l’enraciner plus profondément dans la complexité humaine, là où la miséricorde ne contredit pas la vérité, mais lui donne chair.

Une Église qui se repent…

Cher Léon, il serait indécent de taire encore les blessures profondes causées par les agressions physiques, psychologiques et sexuelles commises dans l’Église, le plus souvent par des hommes, mais aussi par des femmes, investis d’une autorité spirituelle, morale ou institutionnelle.

Ces abus, d’une violence inouïe, ont profané la confiance des petits, détruit des vies, et entaché la mission même de l’Évangile.

On me reproche parfois d’y revenir sans cesse, mais comment me taire quand les révélations continuent, que les masques tombent, et que de nouvelles victimes apparaissent ? La conscience chrétienne ne connaît pas de répit devant une telle souffrance.

Benoît XVI a eu le mérite de nommer ce mal et de l’affronter. François a ouvert de vastes chantiers, mais certains y ont vu une forme de dispersion, qui aurait ralenti les dynamiques de vérité et de réparation. Cette impression me semble fondée. Le péché est réel. Il est enraciné dans des logiques systémiques, et il appelle une gouvernance claire, ferme, exigeante.

Je vous en conjure, ne laissez plus les victimes porter seules le poids du scandale. Qu’elles n’aient plus à se battre des années durant pour être crues et que justice leur soit rendue. Inspirez à vos frères évêques non pas la peur du déshonneur, mais la sainte urgence de reconnaître, de réparer et de prévenir. Le cléricalisme, source de tant de déviances, ne peut plus être toléré comme culture implicite. C’est le prix à payer pour qu’une certaine crédibilité institutionnelle reprenne racine dans les cœurs indignés de tant de fidèles.

… selon l’esprit d’Augustin

Depuis votre élection, vous n’hésitez pas à vous associer à la figure d’Augustin d’Hippone, inspirateur, par-delà les siècles, de votre ordre religieux. Lui aussi vivait en des temps troublés, entre la chute d’empires et les cris de peuples déchirés. Il n’a jamais confondu la cité terrestre avec la Cité de Dieu, mais il savait que les chrétiens ne peuvent se désintéresser de l’histoire des hommes, ni des souffrances qui y prennent corps. Augustin a lui-même inspiré des hommes et des femmes à ouvrir le chemin de leur conscience dans ses Confessions. S’il n’a pas nié la guerre, il a appelé à tout faire pour en limiter les ravages et en condamner les causes injustes. Comme lui, vous affirmez que la paix ne se résume pas à l’absence de conflit, mais qu’elle résulte d’un ordre juste, fondé sur la charité et le bien commun. Vous nous rappelez, à temps et à contretemps, que la foi chrétienne n’est pas fuite du monde, mais compassion active.
Augustin nous a appris à nous reconnaître tels que nous sommes, à laisser notre cœur se révéler sans fard, pour pleurer en vérité avec ceux et celles qui pleurent, espérer avec ceux et celles qui souffrent, et, dans la prière, transcender notre impuissance commune afin de rester debout, ensemble, lorsque tout vacille.

Une parole franche et détachée

C’est donc dans cette fidélité partagée à l’Évangile, à l’humanité souffrante et à l’intelligence du cœur que je me suis permis de souffler sur la poussière de mon clavier. Il ne s’agit pas ici de réclamer des réponses, ni d’attendre que vous tranchiez chaque tension. Mais bien de croire qu’un dialogue est possible, qu’il est même nécessaire, surtout lorsque l’amour du monde et la fidélité au Christ semblent nous tirer dans des directions opposées. Que votre ministère continue d’ouvrir des chemins, non de certitude, mais de confiance : en ce monde que Dieu a choisi d’aimer le premier, en son Esprit qui l’habite et en l’Église qui n’est, après tout, que le moyen d’incarner cet amour.
* Je vous attribue ce surnom compte tenu des différentes analyses qui ont été posées sur votre élection qui semble avoir été le meilleur compromis entre toutes les tendances. Mais j’espère que vous saurez vous montrer sans compromis face aux urgences commandées par l’état du monde actuel.
Notes
  1. Gaudium et Spes, n°1-2, Concile Vatican II.
  2. Déclarations du pape Léon XIV sur les migrants, la paix, l’écologie (2025).
  3. Girard, Jocelyn. « Lettre à François, l’inattendu », jocelyngirard.ca, 2013.
  4. Déclarations du pape Léon XIV sur l’enseignement du genre, reprises dans La Croix, Vatican News, 2025.
  5. Entrevue au sujet des familles homoparentales et des médias, Omnes Magazine, 2025.
  6. Conférence de presse pontificale, Vatican, 2025.
  7. Références à la spiritualité augustinienne dans les premières prises de parole du pape Léon XIV, 2025.
  8. Déclarations du pape Léon XIV à propos des guerres, des migrants et de la dignité humaine, notamment lors de l’Angélus du 23 février 2025, discours au Conseil œcuménique des Églises, Genève, avril 2025.

5 Comments

  1. Payl Girard

    Excellent texte, devrait être traduits et partagé partout afin que *L’Apaiseur puisse en pendre connaissance. 🫶

  2. Roger Poirier

    Une belle réflexion qui questionne, qui interroge mais surtout qui me fait prier l’Esprit-Saint pour m’empêcher de juger.

    • Denise Villeneuve

      Jocelyn,
      Cette réflexion est tellement pertinente et complète. Sera-t-elle adressée réellement à Léon XIV ? Je l’espère.
      Pour ma part je serais prête à co- signer. C’est comme le goût de donner un coup de rame pour faire avancer le bateau !
      Merci de traduire avec autant de justesse et d’intelligence ce que plusieurs personnes portent comme aspiration sans pouvoir l’exprimer aussi clairement.
      Je continue de t’admirer, mon frère en Église.

  3. Pauline Girard

    Cher ami, je crois sincèrement que l’Esprit-Saint t’a guidé pour présenter un tel message! Grand merci pour
    avoir ouvert ton coeur! Tu rejoins bien ce que nous vivons et ce à quoi nous espérons d’une Église vivante et
    à l’écoute de son peuple. Grand merci pour avoir fait pour nous ce VIBRANT message d’ESPOIR au Saint-Père
    Léon X1V. Tu es un ange sur notre route!

  4. Mireille D. Beauchemin

    Excellent texte qui m’amène personnellement à réfléchir à toutes ces questions soulevées. Merci à celui qui l’a écrit – il a sûrement été inspiré par l’Esprit Saint.

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